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25.01.2024Rencontre avec Vincent Barras, boulimique des savoirs

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Originaire de Chermignon, Vincent Barras a connu un parcours professionnel hors du commun, à mi-chemin entre l’exigence scientifique de la recherche historique et la liberté étonnante de la poésie sonore. Rencontre.

Il y a Alcméon de Crotone qui fonda l’une des premières écoles de médecine au Ve siècle avant J.-C.et fut l’un des premiers anatomistes. Il y a le mythique Hippocrate de Cos, médecin du Ve siècle avant J.-C., qui fit école et dont un texte du IVe avant J.-C. laisse accroire qu’on lui doit le serment fondateur de la déontologie médicale. Il y a Galien, né en 129 et mort vers 217 après J.-C., qui fut le médecin des gladiateurs et des empereurs. Et tant d’autres lointains prédécesseurs qui ont enflammé la curiosité de Vincent Barras, 67 ans, médecin, historien de la médecine avec un gros penchant pour l’Antiquité, chercheur, professeur, éditeur, poète, compositeur, critique d’art et "performer". Excusez du peu!

Originaire de Chermignon, cet intellectuel aux airs d’homme-orchestre était bel et bien prédestiné à la médecine et à l’histoire de la médecine. «Comment en aurait-il été autrement, sourit-il, avec un père et une mère médecins, qui plus est dans le monde des sanatoriums qui, d’un point de vue historique, est constitutif de Crans-Montana et de son essor. L’histoire même de ma famille recoupe cette réalité. Mes grands-parents possédaient des alpages, et mes parents ont épousé le développement médical et touristique de la station. Au point que nous six, les enfants, avons envisagé à un moment ou à un autre de faire médecine, même si au bout du compte, je suis le seul à être devenu médecin.»


Un boulimique des savoirs

S’il a conservé un pied à terre dans la maison familiale – «elle constitue l’une de mes origines physiques et affectives», Vincent Barras a fait carrière à Genève et à Lausanne. Une carrière marquée par une authentique boulimie de savoir. En même temps que son diplôme de médecine, il obtient une licence ès lettres à l'Université de Genève. Acquiert une formation post-grade en histoire et philosophie des sciences à l'Université de Paris I, puis au Welcome Institute for the History of Medicine à Londres. Le Dr Barras s’oriente alors vers l’histoire de la médecine, rejoignant l’institut Louis-Jeantet d’Histoire de la médecine de l'Université de Genève lors de sa création en 1990. En 1995, il est nommé professeur associé à l'Université de Lausanne, puis professeur ordinaire en 2001. Il est directeur jusqu'en 2022 de l’Institut des humanités en médecine l'ex-Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé, CHUV et Faculté de biologie et de médecine de l'Université de Lausanne.

Ses domaines d’intérêts? L’histoire de la médecine, incluant la médecine antique et celle des Lumières (le docteur Samuel Auguste Tissot en particulier), la psychiatrie, la médecine sociale et légale, la philosophie de la médecine, l’anthropologie du son. Il assurera jusqu'en 2022 un enseignement d’histoire de la médecine aux étudiants de l’Université de Lausanne et à la Haute École d'art et de design (HEAD) de Genève.


Linguistique et poésie

S’il multiplie les publications scientifiques, Vincent poursuit une autre aventure éditoriale, beaucoup plus surprenante: elle additionne ses deux passions, la musique et le langage, plus précisément la poésie. Il nous en parle: «Dès le Collège de Saint-Maurice, j’ai éprouvé un réel enthousiasme pour la littérature, la philosophie et les langues anciennes. Cela a sans doute guidé toute ma carrière. Sans oublier la musique, puisque j’ai également étudié au Conservatoire populaire de Genève.»

«La langue est une raison humaine qui a ses raisons et que l'homme ne connaît pas», écrit Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage. Un mystère très parlant pour notre homme. «Comme professeur et chercheur, j’ai eu beaucoup de liberté, et cela m’a permis d’explorer de nouvelles dimensions, même si j’ai ressenti quand même un pincement au cœur en renonçant à la pratique clinique, qui constitue le cœur vivant de la médecine.»

Et Vincent Barras d’essayer de mettre en scène, voire en musique, les mots, ou des bribes de langage: «Qu’est-ce que la langue? Cette question demeure un défi pour moi, et je ne me lasse pas de lui chercher des réponses à travers mes travaux, mes livres, les enregistrements que j’ai eus la chance de publier avec mon complice Jacques Demierre.»


Artiste expérimental

Si vous cherchez sur la Toile des exemples de la poésie sonore de Vincent Barras, n’espérez pas trouver des lignes mélodiques classiques: «Je ne suis pas habité par la quête du beau au sens où on l’entend généralement. Je m’attache à révéler l’au-delà du langage, d’où le côté expérimental de mes productions et performances, en rupture avec d’autres approches poétiques.» (Exemple ici.)

Voilà qui n’est pas sans rappeler Lacan, le grand psychiatre et psychanalyste français: «Le langage, avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu'un. » Une vérité que Vincent n’a eu de cesse que de partager, notamment dans la programmation de soirées de poésie sonore au célèbre festival de La Bâtie. On est loin ici de l’histoire des humanités et de la médecine, quoique… «J’ai toujours construit des ponts entre mes diverses passions, et même si cela peut paraître étranger, elles forment un ensemble complet, riche, nourrissant. »

À découvrir bientôt à Crans-Montana? «Pourquoi pas, rigole Vincent Barras, mais ce n’est pas une priorité. Crans-Montana est vouée à l’industrie touristique, c’est la station suisse par excellence, et à ce titre, elle a un peu gommé ses origines, son histoire culturelle et médicale. Je me permets un petit coup de griffe: ce n’est pas le meilleur endroit pour développer une activité créative. J’espère que nos autorités se mettent à réfléchir enfin à ce que signifierait une vraie politique culturelle.»